Et si les Jacobites avaient gagné la bataille de Culloden ?
Nous y étions. Enfin. Après près de cinquante ans de lutte acharnée, les Stuarts avaient repris leur place sur le trône d’Écosse et d’Angleterre. La capitale du pays avait été replacée à Édimbourg quelques jours après le couronnement de Bonnie Charles Stuart. Debout au fond de la grande salle, j’écoutais mon père raconter la bataille :
— Nous étions tous prêts à mourir pour notre patrie ! Nous savions que le Seigneur était avec nous !
— Même si l’état des troupes laissait sérieusement à désirer ! l’interrompit mon oncle.
Tous deux portaient fièrement le tartan des McKenzie. Ils se tenaient droits, derrière la grande table. Même si j’étais fière d’eux et de nos hommes, je me sentais peu concernée par ce discours. Pourtant Dieu sait si j’avais attendu cette victoire. Depuis ma plus tendre enfance, mon père me parlait de la mainmise du roi d’Angleterre sur l’Écosse, de la guerre imminente et des inégalités que nous subissions. Les tuniques rouges arpentaient les Highlands, rossant les jeunes sans aucune raison, violant les femmes et volant les récoltes. Les clans étaient à bout : leurs vivres partaient pour la couronne ou dans la poche des soldats anglais, les jeunes hommes étaient réquisitionnés pour l’armée et des bras manquaient à l’appel au moment des travaux de ferme. Cela devait changer. Avec l’aide de la France, nous avions monté une véritable armée et gagné la bataille décisive.
Mon père continuait son récit :
— Nous étions cinq mille hommes, ils étaient sept mille. Notre courage nous avait quitté la veille, mais Bonnie Stuart a su nous le redonner au matin de la bataille. Nous savions que nous devions vaincre pour nos femmes, nos terres et nos enfants. En face, les soldats du duc étaient armés de canons. Ils ont commencé à tirer. Les boulets touchaient les hommes au hasard, et leur arrachaient les membres. Nos lignes tombaient les unes après les autres, dans des geysers de sang. L’air puait la mort, la merde et la peur. Cameron a décidé soudain de charger. Ses guerriers couraient en hurlant, leurs sabres dégainés. Nous les avons suivis, puis tous les autres clans chargèrent. L’artillerie anglaise s’est mise à tirer. De braves Écossais tombaient dans leur course, touchés au ventre ou à la poitrine. Je me suis arrêté plusieurs fois pour achever des compatriotes : il valait mieux ça que se vider lentement de son sang, l’artère crevée pas les balles. Lorsque nous avons atteint les lignes du duc, nous avons été surpris par leur fusils. Nous ne connaissions pas ces armes, un mélange entre des armes à feu et des lames. Ils tiraient à distance et utilisaient leur lame lorsque nous nous approchions. Mes camarades et moi avons marqué une pause. Cela a permis aux troupes du Duc de s’approcher. L’un d’entre eux m’a menacé de son arme. J’ai bondi sur lui, parant son coup. Il m’a repoussé et j’ai trébuché sur une pierre. Sans mon frère ici présent, je serais mort ou bien amoché aujourd’hui ! Il était derrière moi et a décapité la tunique rouge sans autre forme de procès. La tête a volé aux pieds d’un jeune soldat, qui est devenu aussi blanc que le lait de chèvre ! Il s’est évanouit aussi sec ! Nous l’avons laissé sur le champ de bataille, peut-être qu’il y dort toujours !
Les rires interrompirent le récit. Je me détournais. Je connaissais la suite : mon père allait continuer de décrire sa bataille, avec force de détails sordides. J’avais entendu l’information qui m’intéressait : John était peut-être vivant. Je n’avais plus qu’à mettre mon plan à exécution. Je sortis du château et me rendis aux écuries. Ma sacoche était prête depuis le début de l’après-midi. Je la fixais sur la selle de ma jument grise, Azelia, et enveloppait ses sabots dans des chiffons. Une fois dehors de l’enceinte du château, je montais et lançait le cheval au galop. Je devais rejoindre Culloden au plus vite, plus pour retrouver John que pour ma sécurité. Qui se préoccuperait de la disparition de la bâtarde du laird et d’une Sassenach ?
Je chevauchais durant toute une journée. De l’écume apparaissait aux commissures des lèvres d’Azelia et sa robe était humide de transpiration. Nous nous arrêtâmes près d’un bosquet. Culloden se trouvait à quelques mètres seulement derrière les arbres. Je montais un bivouac, délimitais un foyer et récupérais quelques branches mortes, après avoir attaché ma jument. Avant de faire un feu, je devais m’assurer d’être seule. Mes pas m’emmenèrent à travers le bosquet jusqu’au lieu de la bataille. Le sol était rouge. Rouge des tuniques et du sang de ceux qui les portaient. Quelques corps, recouverts de tartans appartenaient à des Ecossais, mais les plus grandes pertes avaient été essuyées par l’armée anglaise. Les larmes me montèrent aux yeux : comment un jeune soldat aurait pu survivre à un tel carnage ? Même s’il s’était évanoui, qu’il donnait l’impression d’être mort, mes pairs avaient pour habitude d’achever tous les blessés. Je devais à tout prix lutter contre le désespoir : que penserait-il de moi s’il était vivant et que je le laissais agoniser ici ? Loin de sa patrie ? La lune brillait à présent, il faisait trop sombre pour entamer les recherches. Je rejoignis mon campement et fis un petit feu. Les yeux perdus dans les flammes, je me souvenais de ma rencontre avec John.
Il escortait un messager du duc de Cumberland. Ils venaient au château s’assurer que les McKenzie ne prendraient pas les armes contre le roi. Bien entendu, mon père les reçut avec les honneurs de leur rang : un homme représentant le duc avait droit à un repas chaud et une chambre. Ses compagnons couchaient à l’écurie. Alors que les nobles se restauraient à l’intérieur, arrosant leur nourriture de grandes lampées de bières et du meilleur whisky de mon père, les soldats se contentaient de soupe auprès des chevaux. Personne n’avait voulu les servir, la cuisinière s’était contentée de leur poser un chaudron et un tonneau de bière près de leur bivouac. Le tonneau était vide, le chaudron un peu moins. J’avais comme tâche de vérifier que l’écurie soit fermée et les chevaux nourris avant de rentrer. Je passais donc devant les soldats, la tête baissée et le pas rapide. Je ne compris pas tout ce qu’ils se dirent, mais je sentais leurs regards dans mon dos. Une voix grave et chaleureuse s’éleva au-dessus des autres :
— Vous devriez avoir honte ! Parler ainsi en présence d’une jeune femme !
Je souris. Si j’avais l’habitude des quolibets – personne n’était dupe de mes origines – je ne m’étais jamais trouvée en présence d’un groupe d’hommes ivres. Ils voulaient manifestement autre chose que se moquer et je n’étais pas malheureuse de savoir que l’un d’entre eux me défendrait au besoin. Le plus vieux des soldats se leva et s’approcha de moi. Je me concentrais sur le loquet de la porte. Surtout, ne pas se retourner. Faire comme si de rien n’était, pensais-je en espérant avoir assez de force pour rester stoïque.
— Après tous ces jours dans cette contrée de sauvages, je voudrais bien d’une jolie servante pour me réchauffer, moi, dégoisa-t-il. T’inquiète pas John, elles ont l’habitude ici, ils vivent comme des animaux.
Je sentais la panique monter en moi. L’homme posa la main sur mes fesses. Je me raidis.
— Allons la belle, dis-moi pas que t’en as pas envie. Un homme un vrai ! Tu vas voir ce que…
Il ne finit pas sa phrase. John l’envoya rouler au sol et le menaça de son arme. Je me recroquevillais contre la porte.
— Plus un mot, Jack ! Je ferais mon rapport !
— Grand bien t’en fasse, lèche-bottes ! Il fut un temps où les soldats étaient des hommes !
Leurs compagnons relevèrent mon assaillant. John se tourna vers eux :
— Les consignes sont claires : personne ne s’en prend aux femmes, quelle que soit la raison !
Il se tourna vers moi, laissant les autres retourner à leur tonneau.
— Faites votre travail, mademoiselle, je garderai cette porte le temps qu’il faut.
John resta quelques semaines dans la région. Il venait me voir dès qu’il le pouvait.
Le sifflement du vent dans les branches me sortit de ma torpeur. J’essuyais mes larmes et j’essayais de dormir. A chaque fois que mes yeux se fermaient, je revoyais ses cheveux noirs, retenus par un lacet de cuir. Ses yeux doux et rieurs, sombres quand il parlait de sa famille exécutée par des bandits dans les Highlands. L’armée était tout ce qui lui restait, disait-il. L’armée et moi. Le duc l’avait laissé tomber à présent : les troupes anglaises s’étaient retirées, laissant derrière eux les cadavres et les blessés graves. Je passais un semblant de nuit agitée et, au lever du soleil, je retraversais le bosquet.
Une fois sur le champ de bataille, je m’arrêtais auprès de chaque corps. Je le retournais et cherchais des indices. Parfois le visage était intact, parfois je devais enquêter : avait-il les doigts longs et fins ? Les mains douces ? La musculature déliée ? Dans ses poches se trouvait-il le ruban que je lui avais offert pour lui porter chance ? Je ne sais pas combien de temps j’errais ainsi dans la prairie. Le soleil était au zénith quand je vis une mèche de cheveux, retenue par un ruban rose pâle. Je reconnus mon cadeau et je courus dans la direction de son propriétaire. Je me jetais à genoux :
— John ! hurlais-je, dans l’espoir de le réveiller.
Je secouais le corps, le retournais. C’était bien lui. Les joues pâles, les lèvres presque blanches. Son nez droit et fin, qu’il frottait contre le mien pour le réchauffer. Ses mèches folles échappées de son catogan, comme lorsque nous venions de faire l’amour. Je pris son corps froid dans mes bras. J’embrassais ses lèvres exsangues. Mes larmes coulaient sur ses paupières à jamais closes. Je renversais la tête en arrière et lâchais un hurlement de rage et de douleur. Ma main arracha l’épée plantée dans son cœur. La garde portait le blason des McKenzie.